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La gastronomie met les sens au cœur de l’assiette

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La vue, l’ouïe et l’odorat sont dorénavant convoqués dans une gastronomie à l'avant-garde des sens. Parmi d'autres, le restaurant Ultraviolet, à Shanghaï, et son chef français innovent tant qu'il affiche complet pour les trois prochains mois.

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Son éternelle casquette militaire vissée sur la tête, le chef français Paul Pairet orchestre chaque soir le ballet des vingt plats qui rythme l’antre du restaurant Ultraviolet, ouvert à Shanghaï en 2011. Les gestes sont précis : tout est millimétré pour que chaque plat soit en adéquation avec l’ambiance. Musiques, vidéos et odeurs signent l’originalité de cette salle de restaurant où trône, au milieu, une unique table pour dix clients, entourée à 360° par des écrans. Sur les murs sont projetées vingt ambiances sonores et visuelles qui changent et se dérobent au gré des plats.

Les clients venus de Chine et du monde entier doivent s’inscrire sur une liste d’attente et patienter plus de trois mois avant de débourser l’équivalent de 400 euros pour pouvoir pénétrer dans l’univers fantasmagorique de Paul Pairet, régulièrement classé parmi les cinquante meilleurs restaurants d'Asie. La femme d’un autre grand chef a, dit-on, pleuré en goûtant un plat d’Ultraviolet. Car là réside la raison d’être de ce restaurant : pousser les émotions des convives à l’extrême afin d’atteindre ce que Paul Pairet appelle « le goût psychologique », alliant gastronomie et psychologie, dégustation et sens.

« Nous mangeons plus de mythes que de calories »

Au premier abord, la définition du « goût psychologique » dans un contexte gastronomique peut surprendre. Pourtant, l’expérience proposée par Paul Pairet (qui possède deux autres restaurants à Shanghaï, nettement plus classiques et modestes) n’a rien d’isolé. Des chefs, des écrivains et des penseurs se sont penchés sur l’alliance entre les cinq sens et l’assiette. Au XVIIIe siècle déjà, le Père Polycarpe Poncelet avait proposé l’idée d’un clavecin associant sons et saveurs. La note si devait évoquer l’acide, le le fade, afin d’illustrer la connexion entre le goût et l’ouïe. Un siècle plus tard, dans son ouvrage Physiologie du goût (1825), le célèbre magistrat et gastronome Brillat-Savarin questionnait les frontières entre goût et imagination, appétit et rêve.

Aujourd’hui, les sens et les saveurs continuent d'intriguer. Le chef britannique Heston Blumenthal interroge la perception du goût en fonction d’un environnement musical. Il a installé dans son restaurant, Fat Duck, à l'Ouest de Londres, des ambiances sonores évoquant l’amertume ou le caractère sucré. L’expérience, réalisée en association avec le département de psychologie de l’université d’Oxford et rapportée dans l’article du quotidien londonien  The Guardian « How sound and smell can create perfect harmony » (Cassie Barton, octobre 2012, Science Writing Prize 2012), fut concluante. En fonction des bandes sons, les clients décelaient des goûts différents dans l'échantillon de toffee (un bonbon anglais) proposé par le restaurateur. La variation des musiques et des ambiances se traduisit en une mutation des goûts.

Et les expériences se multiplient. Le professeur Charles Spence, de l’université d’Oxford, connu pour ses travaux sur l’intégration multi-sensorielle, s’est associé au chef colombien Charles Michel pour étudier les réactions d’un convive en train de déguster un plat ressemblant à une peinture de Kandinsky, tout en écoutant des airs d'opéra de Wagner. «Pour comprendre le goût, nous devons étudier comment réagit le cerveau », explique le professeur Spence. Cette expérience appelée "Un goût de Kandinsky" a été présentée à la Triennale de Milan cette année.

Autant de neurones dans le ventre que dans la moelle épinière

 La neuro-gastronomie considère que la vue, l’ouïe et l’odorat font partie intégrante du registre des saveurs. Selon Gordon M. Sheperd, professeur à l’école de médecine de l’université de Yale et auteur de l’ouvrage Neurogastronomy (2011), la perception de la saveur est conditionnée par le cerveau et engage la totalité de nos sens. Dans son documentaire Le Ventre, ce deuxième cerveau (diffusé sur Arte en janvier 2014), Cécile Denjean explique qu’il y a autant de neurones dans le ventre que dans la moelle épinière, soit environ 200 millions de neurones, qui produisent 95 % de la sérotonine, un neurotransmetteur qui participe à la gestion de nos émotions.

Paul Pairet, lui, n’est pas un neuro-gastronome. Ce que les uns cherchent dans les méandres du cerveau, lui le cherche dans la structure de ses plats. Les choix d’associations que décide le chef entre les saveurs et leur contexte multi-sensoriel constituent une véritable feuille de route pour la dégustation : « Mes choix sont très subjectifs, mais parlent à chacun, ce sont des représentations que chacun possède ».

Une célèbre séquence de son menu est la tomate-mozzarella. Le chef la propose sur deux assiettes, l'une en version sucrée et l'autre salée. Dans le même temps, Paul Pairet projette deux versions du célèbre tableau "L'Automne" d'Arcimboldo, la seconde avec sept erreurs. Ces sept erreurs du tableau renvoient aux sept saveurs différentes entre les deux assiettes...

L’objectif n’est pas de divertir, mais d'élaborer un « scénario qui éclaire le plat » : « La scénographie est là pour ramener au plat, lui donner plus de force », explique Paul Pairet. L'emprise est telle sur les gens qu'on arrive à décupler le goût, à le rendre plus fort ». Par-delà ses cuisines, c'est tout un nouveau courant à la frontière des sciences et de l’art qui se penche sur le mystérieux plaisir des sens.

Alisée Pornet (Monde Académie à Shanghaï)


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